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29/10/2011

Ahmed El ATTAR

Metteur en scène, directeur de la fondation du Studio Emad Eddine

Ahmed El Attar est metteur en scène de théâtre independent et dramaturge, fondateur et directeur général du Studio Emad Eddin Foundation au Caire.
Sa dernière pièce « De l’importance d’être un Arabe » tourne actuellement, à Marseille en Novembre 2011 au théâtre des Bancs Publics.
En Février 2011, il écrit ce texte :« Enfin libre ? », publié en Mars par Babelmed. il est est dédié à tous les artistes indépendants et aux institutions culturelles qui travaillent en Egypte et dans le monde arabe.

Entendre Ahmed El Attar sur Radio Grenouille, dans une interview - donnée en Novembre 2011 lors de la présentation du solo« on-the- importance-of-being-an-arab » à la Friche la Belle de Mai.
"Scène I

Le 25 janvier 2011, j’étais à Paris pour rendre visite à mon fils de onze ans. J’y ai rencontré mon ami de longue date, l’artiste Hassan Khan, qui préparait son exposition solo. Comme d’habitude, nos conversations tournaient autour de la politique, du sexe, de la liberté, des frustrations, de la religion, des femmes, de l’Egypte, de la corruption, de l’amour, de la révolution et des escadrons de la mort ; en d’autres mots, de tout.
Ce jour là, les manifestations en Egypte étaient à l’ordre du jour. Je me souviens avoir dit à Hassan qu’étant donné que ces dernières années les manifestations en Egypte ‘avaient rassemblé que quelque centaines de personnes tout au plus, je pensais que ce qui s’était passé en Tunisie ne se produirait pas en Egypte avant 10 ans.
De retour au Caire le lendemain soir, je suis descendu dans les rues le vendredi 28 janvier pour participer à la révolution.
Je suis descendu dans les rues tous les jours jusqu’au 11 février, date à laquelle Moubarak fut poussé vers la sortie. Jusqu’à présent, je continue à manifester dans les rues presque tous les vendredis.


Scène II
Une semaine après la chute de Moubarak, j’essayais, comme de nombreux Egyptiens, de donner un sens à ma nouvelle vie. Des questions me taraudaient l’esprit. J’ai une fois de plus appelé Hassan Khan, qui depuis lors était retourné au Caire pour participer à la deuxième moitié de la révolution, pour partager mes opinions avec lui.
En tant qu’artistes indépendants et opérateurs culturels, le principal fil conducteur de notre travail culturel et artistique durant ces deux dernières décennies, c’est-à-dire depuis que nous avons quitté l’université, a été de tenter et de représenter, de disséquer et d’exposer la situation d’oppression que nous, et le peuple tout entier, vivions quotidiennement.
Notre principal objectif était de se faire entendre dans une société privée de la parole et d’essayer autant que nous le pouvions (plus tard, à travers les institutions que nous avons créées) d’aider les autres à se faire entendre par eux-mêmes.

La question qui s’est naturellement posée après la révolution était la suivante : Comment continuer à faire ce que nous faisions alors que l’environnement tout entier et les prémisses sur lesquels nous avions base notre travail avaient complètement changé ?
Ce n’est qu’après des réveils très matinaux, des nuits très courtes, des centaines de cigarettes et des dizaines de conversations avec mes amis, ma famille et mes proches que j’ai pu y voir plus clair.
Ces deux scènes sont directement connectées, non seulement parce que Hassan Khan et moi-même sommes les dénominateurs communs de ces deux scènes, mais plus important encore parce qu’elles sont engagées dans une relation subtile de cause à effet.

Le fait que de nombreuses personnes de ma génération, moi-même, et la génération avant la mienne, qui avaient toujours rêvé d’assister à une révolution qui changerait la réalité politique, sociale et économique en Egypte, n’aient jamais vu ou cru que cela arriverait, montre l’état de dépression et de pessimisme profond dans lequel nous nous sommes trouvés au cours des années précédentes.
Cet état m’a été présenté par mon ami, Mokhtar Kokache, lors d’une réunion que nous avons eu un mois avant la révolution. Il m’a expliqué que pour la première fois depuis des années, mes propos paraissaient optimistes et que la fatalité que j’ai exprimée, toutes les fois où nous nous sommes rencontrés, quant à la situation en Egypte, s’était évaporée.
Notre désir de refléter, de disséquer et de décrire l’état de notre société à travers notre travail artistique nous a obligés à examiner la réalité qui nous entourait. Nous avons dû absorber complètement la dynamique de l’oppression et de l’injustice pour pouvoir la décrire et la représenter. Année après année, projet après projet, nous avons approfondi ce que nous faisions, au point où nous avons arrêté de voir le changement que notre travail générait.

Notre travail est devenu la seule lumière que nous entrevoyions dans le tunnel.
Néanmoins, nous avons perdu de vue le changement qui était en train de se produire et le fait que nous en faisions intégralement partie, et ce à cause de la marginalisation constante, du manque de reconnaissance, du manque de signes concrets de changement, mais aussi de la détérioration de la situation autour de nous.
Les réactions de nos subventionneurs, qu’il s’agisse d’institutions ou de coproducteurs, n’ont pas aidé. A l’exception d’une poignée de personnes qui travaillaient en étroite collaboration avec nous et qui comprenaient l’environnement dans lequel nous travaillions et les difficultés auxquelles nous étions confrontés pour accomplir notre travail, nos financeurs nous bombardaient de questions qui reflétaient uniquement leur propre insécurité quant à notre travail, sa valeur et son importance.

Lorsqu’il s’agissait d’investissement financier pour produire notre travail, la principale question à laquelle nous étions confrontés était la suivante : comment justifier la nécessité de soutenir l’art et la culture quand cet argent pourrait aller à des programmes de sensibilisation en matière d’éducation, de santé ou de politique dans une société qui a
profondément besoin de soutien à ces niveaux ?
Nous avons soumis de longues propositions et des modèles approfondis expliquant la façon dont un projet artistique de qualité qui transmet subtilement les valeurs de liberté et de dignité et qui présente un exemple de vision alternative et une manière de penser indépendante est aussi valable, si ce n’est plus, qu’une approche directe qui tente de motiver les masses d’un point de vue politique et de leur enseigner la façon de prendre soin de leur environnement, de leur santé etc.
Nous avons toujours pensé que nous étions sur la défensive. Nous devions constamment défendre l’idée que l’art et la culture, qui ne visait pas directement les agendas de développement politiques et sociaux, devait néanmoins exister même si elle ne renfermait pas les notions préétablies sur le développement.

Nous avons toujours redouté que les bourses et les soutiens à la production, que nous utilisions pour communiquer avec des centaines, parfois même des milliers de personnes issues de générations et de milieux différents, prennent fin au profit d’un plan de développement plus concret, un plan qui pourrait quantifier, de manière plus claire, des résultats de développement CONCRETS comme par exemple le fait que de nombreuses personnes d’un village puissent à présent se brosser les dents ou le fait que de nombreux enfants aillent à l’école avec de nouveaux souliers.
Même lorsque nous avons créé des institutions qui ont permis à d’autres de s’engager dans des activités culturelles telles que faire du théâtre, de la musique ou de la danse à un niveau amateur, professionnel ou semi professionnel, ou qui ont permis à d’autres de developer leurs compétences artistiques d’acteur ou d’éclairagiste à un niveau d’expertise locale, régionale et internationale, nous devions toujours expliquer pourquoi cela était important. Pourquoi nos institutions étaient aussi importantes que celles des droits de l’homme, de l’enfant ou de la femme ?

Année après année nous devions nous asseoir en groupe pendant des heures pour parler, débattre et essayer de formuler ce qui nous paraissait si évident et ce que nous espérions que nos subventionneurs puissent voir. Nous avons commencé à douter de nos propres croyances, valeurs et du bien fondé de nos actions.
Le soutien que nous étions supposés recevoir a en fait sombré dans la dépression et le pessimisme qui nous ont domptés pendant ces dernières années et qui nous ont empêché de voir la révolution approcher.
Heureusement, nous étions toujours capables de faire preuve d’intelligence et de discernement pour reconnaître la révolution lorsqu’elle s’est produite, ce qui nous a permis d’y prendre immédiatement part.
Aujourd’hui, c’est comme si nous renaissions. Non seulement nous sommes profondément motivés par l’énergie incroyable que cette revolution a libérée dans le pays tout entier et à travers les différentes classes et les éléments constitutifs de la société égyptienne, mais nous sommes également contents de savoir que nos années de travail ne sont pas tombées à l’eau et qu’elles avaient un sens. Nous sommes certains que nous avons fait partie du développement culturel qui a mené au changement ; que la conscientisation des générations plus jeunes de s’exprimer eux-mêmes, de rêver d’un meilleur avenir et de regarder la réalité comme elle est, et non comme elle a été dépeinte par l’ancien régime à travers l’incroyable et l’infernale machine médiatique, était directement liée au changement culturel de cette génération.

Leur culture de réflexion indépendante, de liberté d’expression, de croyance dans l’individu et dans son pouvoir de changer, a un lien direct avec les formes d’expression, tant culturelle qu’artistique, qui ont contré l’ancien régime oppressif. C’est précisément cette culture qui a permis aux jeunes d’avoir leur propre vision et de façonner leur détermination.

Aujourd’hui, la question « que ferons-nous après ? » semble déjà contenir la réponse. Nous devons reconfirmer nos convictions quant au rôle de l’art et de la culture en accomplissant ce que d’autres formes de développement ne peuvent accomplir.
Nous avons également besoin de subventionneurs pour qu’ils se tranquillisent, qu’ils cessent de remettre en question la nécessité de leurs actions et des nôtres et qu’ils arrêtent de quantifier leurs actions uniquement sur la base de nombres, de chiffres et de
statistiques.
Cette révolution n’est seulement que le point de départ d’une très longue route où une société entière a besoin de remplacer sa culture de la peur, de l’apathie, de l’oppression, de l’injustice sociale, de la corruption, de l’inégalité, celle du manque de responsabilité civile, de démocratie, de vie politique, et d’autres ingrédients négatifs, qui ont profondément été gravés dans son âme, par de nouvelles valeurs de liberté, d’égalité et de justice sociale.

Pour nous le rôle de l’art et de la culture est plus important que tout parce que ce n’est pas juste les institutions, le gouvernement et le système politique qui ont besoin d’un changement, mais aussi la culture qui créera les nouvelles institutions à venir.

C’est la raison pour laquelle nous allons continuer à faire ce que nous faisons avec encore plus de détermination et de force, en espérant cette fois que notre utilité ne sera plus remise en doute."

Ahmed El Attar

Je voudrais remercier Brita Papini, Boel Hojeberg, Ninni Rydsjo, Anja Van de Putt, Anne Marie Veltman, Mokhtar Kokache et Giovanna Tanzarella et le défunt Markus Luchsinger pour leur soutien et leur confiance inestimables pendant les moments difficiles.

@« De l’importance d’être un Arabe »

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