Accueil > Activities > Debates > Révolutions poétiques que faire ?


 


10/10/2011

Révolutions poétiques que faire ?

(M)éditorial du Festival des Instants Vidéo 2011 par Marc Mercier

à Mohamed Bouazizi
Jeune tunisien dont le suicide par le feu en décembre 2010
fut le geste déclencheur de la révolution en Tunisie…


« Le problème n’est pas celui de la liberté, mais celui d’une issue »
Gilles Deleuze

Les médias ont appelé « printemps arabe » ces révoltes qui surgirent l’hiver venu (décembre 2010). Peut-être cette accélération de l’Histoire dont parlait Marx, appliquée aux saisons.
Le printemps réel venu, les armées occidentales ont mis leur grain de sel pour sauver les intérêts de leur économie vorace en Libye. Le sang et le pétrole toujours coulent à flot sous les auspices des marchands.
Emporté par l’euphorie révolutionnaire des peuples tunisiens et égyptiens qui chassèrent de leur trône des tyrans, des peuples de Syrie et du Yémen qui ne lâchent rien, des peuples du Maroc, d’Algérie ou d’Iran qui manifestent autant qu’ils le peuvent, du peuple palestinien qui n’en finit pas de résister depuis 1948, je me suis mis à rêver un accompagnement poétique de ces accomplissements émancipateurs :
L’art vidéo n’est plus seulement un art contemporain. C’est désormais un art contemporain des révolutions qui ont depuis ce début d’année embrasé les pays du sud méditerranéen. Ce serait un crime intellectuel de se protéger de leurs éclaboussures, de ne pas se laisser couvrir par cette écume du jour, traverser par ses tornades, imbiber de ses senteurs qui rendent enfin la vie respirable en ce monde cupide qui étouffe dans l’œuf toutes velléités créatrices.

La poésie est contre le maintien de l’ordre.
Révolutions politiques… Révolutions poétiques… Un même combat ! Libération se dit désormais en arabe : Tarhir.

Tarhir plutôt que trahir ! Combien de révolutions furent trahies au nom du bien qu’elles promettaient ? C’est ce au nom que le langage poétique doit débusquer, traquer, combattre. C’est au nom de la liberté et du bonheur (une idée neuve, disait Saint-Just) que la Révolution de 1789 instaura la Terreur et l’ordre marchand. C’est au nom du communisme que la révolution de 1917 imposa la dictature du prolétariat contre les prolétaires eux-mêmes. La trahison par les faits est toujours précédée d’une trahison du langage. Ce vidage du langage collectif de son sens, le poète Bernard Noël l’a nommé la sensure. Si la censure est privation de parole, la sensure est privation de sens. Un phénomène qui s’accommode parfaitement au culte de la communication actuelle : on peut tout dire sans incommoder les Pouvoirs puisque les mots n’ont plus de sens. Ils sont interchangeables comme des marchandises.
« Le pouvoir se perpétue en dégradant le langage. Le pouvoir ne se maintient qu’en vidant de leur sens les mots qui lui ont servi à prendre le pouvoir », dit Bernard Noël. Il y a urgence poétique !

Il est heureusement des révolutions qui ne furent jamais trahies, car elles furent vaincues. De ce fait, elles constituent une sorte de trésor perdu auquel nous pouvons aujourd’hui nous rattacher pour nous sentir moins seuls avec nos rêves d’émancipation. Il y eut la révolution libertaire de 1936 en Espagne, et auparavant celle de la Commune de Paris.
Et voici que (quelle coïncidence !) l’année 2011 correspond au 140e anniversaire de la Commune de Paris (18 mars au 28 mai 1871), et celle (moins connue) de Marseille (23 mars au 4 avril). « Qu’on en tue assez pour être tranquille durant une génération », s’exclama le venimeux versaillais Edmond de Goncourt pendant la Semaine Sanglante.
Mais, Ils sont rares qui encore y songent à ces jours, ces combats, ces noms, disait en 1927 le poète futuriste russe Vladimir Maïakovski. Que dire aujourd’hui ? Qui encore y songe à ceux de la Commune ? Alexandre Dumas les nommait « le produit des égouts », d’autres la « canaille », la « populace »… Le vocabulaire des nantis n’évolue guère.
Aujourd’hui c’est à Tunis, au Caire, à Damas, à Tripoli… que se réactive l’esprit de la Commune, cette aspiration populaire toujours bien vivante à s’émanciper du joug des despotes.
Qu’en est-il des artistes ? Sont-ils disposés à se soulever ? Sont-ils prêts à se lancer dans l’aventure d’une sorte d’artvolution poétarienne internationale ? Sont-ils convaincus de la nécessité urgente à mettre en crise le langage pour que l’illusion se déchire et que la réalité se découvre ?
Que firent les poètes, le printemps venu, au temps de la Commune de Paris ? Quelques-uns n’ont pas craint de salir leurs belles paroles au contact des partageux. Des poètes communards (Rimbaud, Verlaine, Cros…) fondèrent le mouvement irrévérencieux Zutiste (de Zut !) pour prendre d’assaut le bon goût réactionnaire qui prit plaisir au massacre des insurgés. Ils comprirent très vite la nécessité même de dresser des barricades dans les faubourgs du langage. Ils s’en prirent aux belles syntaxes, aux jolis mots, aux bons tons. Ils ferraillèrent contre les vieilles idées patriotiques et religieuses, les nauséabonds élans homophobes, les idéologies belliqueuses et commerçantes. Suivirent les hydropathes et les Incohérents qui élargirent aux autres arts leur désir sain d’en découdre avec l’académisme.

Je me suis mis à rêver une édition exceptionnelle des Instants Vidéo où auraient leur place les poètes qui surent le mieux porter outrage aux mots que les pouvoirs ont vidé de leur sens, décharné, désamorcé, insensibilisé (énervé, disait-on)… Bien sûr, il faudrait ici inviter le plus grand d’entre eux, le ferment de la poésie contemporaine (né en 1885) qui accompagna les premiers temps de la révolution russe. J’ai nommé le cubo-futuriste Vélimir Khlebnikov. Celui à qui le plus puissant des poètes électroniques Gianni Toti rendit hommage en 1988 avec son VidéoPoèmeOpéra : SqueeZanguéZaùm. Khlebnikov dont l’écriture n’a pas seulement ouvert la voie aux poètes à venir, mais influença même des cinéastes tel qu’Eisenstein. Ce n’est pas pour rien que la vidéo de Toti commence et se termine par l’entrée dans la vie du poètemkine (allusion au fameux Cuirassée Potemkine qui connut une mutinerie immortalisée par Eisenstein), qui crève l’écran pour que la fiction rejoigne notre réalité.
Khlebnikov ne s’intéressait pas à la conquête de l’espace (et encore moins des espaces) parce qu’elle conduit toujours à des guerres, à des occupations de territoires ; il se passionnait pour la conquête du temps au point d’en chercher les lois mathématiques, mathépoétiques, au point d’inviter les nombres à composer avec les mots et les couleurs, au point d’annoncer en 1919 la naissance de la peinture numérique.
Khlebnikov, l’homme dont les mots chantent comme des oiseaux, dont la montre avance sur celles des étoiles. Nous invitons le poète et rédacteur de la revue Europe, Jean-Baptiste Para, pour mieux nous faire connaître ce précurseur de toutes les avant-gardes.

L’art est un passe-temps pour certains, un passe-muraille pour d’autres. Nous n’aimons ni les briseurs de grèves ni les briseurs de rêves. Nous aimons transpercer les frontières, nous adorons les débordements, les chutes de mur et l’envol des murmures et la caresse des chuchotements. Pourtant, certains ne l’entendent pas de cette oreille-là, et confondent l’élan amoureux du geste poétique avec une opération terroriste. Des Talibans ont peur du regard millénaire des statues géantes de Bâmiyân détruites au lance-roquette. Un ambassadeur vandalise une œuvre dans un musée de Stockholm. Le laboratoire d’un artiste biotech est saisi par le FBI. Œuvres bombes, malgré elles… Nous en reparlerons avec le poète et essayiste québécois Michaël La Chance.

Contaminé par ces enthousiasmes révolutionnaires nouvellement venus du sud méditerranéen, je me mis à imaginer un manifeste qui interpellerait tous ceux qui pensent dur comme fer que la poésie est la condition de la liberté révolutionnaire et que la révolution est la condition de la liberté poétique. Je me suis convaincu qu’il est encore possible d’élever la réalité à la hauteur de nos rêves, que l’art vidéo, la poésie électronique, a un rôle à jouer aujourd’hui dans les territoires occupés par la marchandise culturelle.
La révolution poétique ne pourra se contenter de changer les thèmes que traitent aujourd’hui les arts, ni de remplacer les artistes serviles par de joyeux enragés, ni changer de main l’appareil culturel qui gère les biens depuis leur production jusqu’à leur consommation pour le perfectionner, mais le briser. Cette destruction révolutionnaire ciblera avant tout les langages.

MANIFESTE ZUTISTE POETRONIQUE

Les Instants Vidéo Numériques et Poétiques appellent toutes les phrases, les mots, les lettres, les ponctuations, les images, les sons, les notes, les voix, les couleurs, les gestes…, et tous ceux qui les produisent à détruire toutes formes d’oppression. A créer des textes, des films, des peintures, des sculptures, des musiques… avec une libre autodétermination. A dynamiter les clichés, à dévaliser les banques d’idées reçues, à occuper les Académies classiques et contemporaines, à répartir équitablement toutes les richesses poétiques en fonction des besoins de chacun, à abolir toutes les frontières qui séparent les langues, les genres et les disciplines artistiques, à encourager la libre circulation et le libre établissement dans notre langue des paroles immigrées, étranges et étrangères, avec la garantie qu’ils bénéficieront des mêmes droits que les mots autochtones. Nous appelons à abolir tous les droits de succession du capital culturel et artistique privé qui doit devenir automatiquement public, à la libre disposition de chacun en fonction de ses besoins.

Nous appelons à transgresser toutes les lois grammaticales qui limitent la portée de nos sensibilités, à inventer de nouveaux temps de conjugaison, à libérer le montage des images et des sons des geôles cinématographiques et orchestrales commerciales, à dresser des barricades pour se défendre des polices de caractère qui occupent nos pages poétiques, à désarmer les milices patronales qui empêchent nos (g)rêves insurrectionnel(le)s, à assiéger les palais où se gouvernent les destinées de nos paroles rebelles, à décréter la révolution permanente de nos ébats amoureux et créateurs.
Nous appelons les notes de musique, les bruits de la ville, les chants, les arias d’opéra, les miaulements, les hennissements, les piaillements, les grognements, les blatèrements, les aboiements, les jappements, les sifflements, les barrissements, les vagissements à rejoindre leurs compagnes et compagnons en lutte pour les alimenter en rythmes et en sons nouveaux. Nous appelons au sabotage des machines qui convertissent les élans généreux de la poésie en des données comptables, à la mise à sac des fabriques d’oscars, de césars et autres distinctions obsolètes, qui confondent l’art avec la hiérarchie militaire.
Poèmes de tous poils, refusez les titres que l’on vous impose ! Souvenez-vous que titulus était le nom des pancartes qui pendaient au cou des esclaves que l’on traînait jusqu’au marché.
Dressons des barricades de mots sans muse mais amusés, sans musées mais démesurés, et rions aux éclats d’eau bue.
Nous demandons aux œuvres de se révolter contre leurs auteurs quand ceux-ci les confondent avec les basses œuvres qui les conduisent à se prostituer dans les galeries marchandes de l’art, dans les maisons closes d’édition ou pour les beaux yeux de critiques bien en vue qui trônent dans les bordels miteux d’une presse qui oppresse la pensée pour le bien-être de leur panse et de leurs fesses.
Nous encourageons les œuvres à s’insurger contre les dirigismes esthétiques qui cachent à peine leurs connivences avec les dictatures néo-fascistes et mercantiles, en affirmant que seule la révolte a une valeur esthétique : les belles ne sont belles que rebelles, les beaux ne sont beaux que rebeaux. Pardon pour cette affaire riminelle saugrenue…
Nous exigeons la libération immédiate des mots prisonniers politiques, censurés et sensurés, incarcérés dans les geôles de la novlangue, tels que révolution, communisme, anarchisme, liberté… et les mots prisonniers économiques que l’on a incarcérés parce qu’ils ont pratiqué pour eux-mêmes et leurs proches l’auto-redistribution des richesses accaparées par les directeurs de conscience, les publicitaires, les académiciens, les médias, les intellectuels serviles, les politologues et autres spécialistes de rien et de tout…

Nous exigeons la liberté texuelle absolue, le plaisir textuel sans entrave, la libre association, pour toutes les images, les mots, les musiques, les danses, les architectures, quels que soient leur sexe, qu’elle soit motivée par l’amour ou le plaisir stricto sensu. Nous abolirons les mariages qu’ils soient religieux ou civils et célèbrerons la reconnaissance de tous les bâtards, néologismes, fondus d’images, faux raccords, brouhahas musicaux, les fautes d’orthographe, grammaticales ou de syntaxe… Nous accorderons le droit de plagier, détourner, triturer, signer de son propre nom…, toutes les œuvres produites par d’autres… car la propriété privée sera totalement abolie. Les œuvres appartiennent momentanément à celui qui en fait le meilleur usage.
Un mot, une image ou un son pourront être désignés comme représentants des autres mots, images ou sons qu’à la condition d’être immédiatement révocables s’ils n’accomplissent pas les missions (dans la forme et dans le fond) pour lesquelles ils ont été mandatés.
Les mots, les images, les sons, les couleurs, les formes, les gestes s’associeront librement et se verront interdire toutes formes de subordination à commencer par celle qui accorde une suprématie paternelle à l’origine des mots. L’étymologie n’aura plus la prétention d’héberger la vérité du mot. L’antériorité n’est pas un gage de valeur supérieure. L’étymologie sera uniquement prétexte à fécondation poétique.

L’art s’est encombré de dessous de langue, de dessous d’image, de dessous de son…, comme on dit de dessous de table… pour arriver à ses fins grossières, à des passe-droits qui font que ce sont presque toujours les plus insipides qui obtiennent les lauriers de la gloire. Ils ne valent pas mieux que deux sous, le prix d’un dessus de table taché sur lequel ils sont capables de gloser comme d’autres vomissent pour surenchérir la valeur marchande de leur fatuité nuisible.
Comme les renseignements généraux, les artistes alignés sur les critères du marché mettent sur table d’écoute les actionnaires de l’art, les boursicoteurs du bon goût, pour adapter leur style et leurs sujets à l’air du temps.
Signes algébriques, géométriques, faites nombre ! Pictogrammes, idéogrammes, rébus, écritures syllabiques, phonétiques, hiéroglyphes, alphabets phonétiques et sténographiques, tags, grosses taches de vin, pixels, bits… croissez et multipliez vous à outrance dans un bain de jouissance toujours préférable à celui du sang !

Toutes les versions de cet article : [English] [français]