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19/07/2011

Media Labs in questions

Un texte de Claire Duport

La Friche la Belle de mai, à Marseille, est en chantier. En juillet 2012, ZINCs’installera dans la partie rénovée du site, dans de nouveau espaces, dont un que nous souhaitons mutualiser avec Euphonia/Radio Grenouille et Co-Opérative- deux autres structures partenaires à la Friche- un projet à construire, aussi avec les artistes avec lesquels nous cheminons.
Dans les réflexions que nous menons, une vague idée de médialab a émergé Cette idée est en débat ; le texte qui suit propose des premières pistes de travail que nous trouvons utile de partager plus largement.

Claire Duport, juin 2011

NB : Voir aussi la rencontre Lab to Lab organisée parPING et à laquelle ZINc et les membres de RAMi ont participé, et le Media lab expérimental organisé au Caire par ZINC et le SEE avec Makan dans le cadre du programme de Mobilité culturelle LIVERATO.

Le bazar et la cathédrale

De mes explorations préparatoires, je retiendrai : un état des lieux et une idée, développés par Yves Citton :

L’état des lieux, c’est d’abord que les madialabs européens, dans leur très grande majorité, se présentent comme autant de cabinets de curiosités, bien plus que des laboratoires.
Au sens littéral du terme (mais aussi dans sa réalité pragmatique), le laboratoire est un lieu de labeur, un lieu de production de savoirs, de techniques et d’objets.
c’est un lieu qui énonce, énumère, hiérarchise, discrimine, valide ;
c’est un espace social méthodologique, et même méthodique ;
c’est enfin une organisation productive.
Ces trois choses (la validité, la méthode, la production) sont les conditions minimales pour créer quelque chose de nouveau, du registre de l’innovation. Sur ce point, je vous renvoie aux travaux de Bruno Latour sur « la vie de laboratoire », mais aussi à ses réflexions sur « l’impossible métier de l’innovation technique » .

Or force est de reconnaitre deux ou trois choses :
-  D’abord que la plupart des médialabs (se) sont « séparés » de la science ; à la fois spatialement, parce que pas ou plus adossés à des laboratoires scientifiques ou des universités, mais aussi socialement parce que n’ayant pas ou peu vocation à produire et distribuer de nouveaux savoirs, techniques ou objets.
-  Ensuite (en conséquence de quoi), que le lien d’interdépendance nécessaire entre arts et sciences pour résoudre les problèmes fait le plus souvent place dans les medialabs à une prépondérance, déterminante, voire exclusive, de l’art. En tous cas une place où la science (et au passage, même pas toutes les sciences) n’intervient que dans sa capacité à apporter des solutions technologiques aux problèmes formels ou fonctionnels des œuvres, devenant dès lors un simple recours pratique aux productions artistiques. On peut le dire plus simplement : les médialabs sont remplis d’artistes et d’opérateurs culturels, à temps plein ; mais pas de chercheurs, sinon pour un workshop ou quelque débat à l’occasion.
-  Enfin, et c’est le point essentiel, que ce qui se travaille dans les medialabs, ce sont moins des corps, des objets et des savoirs, que des désirs. Un point essentiel, sur lequel je reviendrai plus loin.

Tout cela pour dire quoi ? Que la plupart des medialabs n’en sont pas, du moins pas des laboratoires.
Qu’ils soient, presque à l’inverse, des cabinets de curiosités –comme l’annonce Yves Citton- est plus convainquant ; mais pas tout à fait non plus.

Je comparerais plus volontiers la plupart des structures ou organisations dénommées « lab ceci ou cela » à des ateliers de bricolage où se fabriquent parfois, s’expérimentent souvent, des objets (d’art) technologiques ou des technologies créatives.
(J’insiste sur le terme de bricolage, quand bien même il serait technologique. Car il est juste et banalement normal que les bricoleurs d’aujourd’hui soient armés d’ordinateurs et autres matériaux électroniques et numériques, plutôt que d’opinels et de rouleau de ficelle.)

L’état des lieux c’est aussi que la machine, les machines, sont au cœur des ces lieux ; elles en sont constitutives à double titre : les machines (les ordinateurs en fait) sont le socle pratique, l’établi, des objets qui sont travaillés dans ces « labs » ; elles sont aussi le médium matériel des liens, forts et faibles –mais le plus souvent faibles justement parce que médiés-, entre ceux qui se reconnaissent de ce milieu.
Le numérique serait le socle commun a ces multiples et divers « labs » ; mais en fait, le numérique c’est d’abord un socle commun, avec son plus petit dénominateur : 1, ou 0. Ca ne peut pas être autre chose, ca ne peut pas être entre les deux : avec le numérique, l’interférence détruit tout ; il n’y pas d’entre deux, pas de gris, pas de virgule après le zéro, pas de rayures à l’image. Ce qui est un peu paradoxal : un objet sans espace intermédiaire comme outil de travail de lieux qui se veulent seulement intermédiaires.

De cet état des lieux émerge une première problématique : quelle est la portée de l’informatique, de l’électronique et du numérique lorsque ce n’est pas sérieusement travaillé par la science et par les arts ? Sans doute pas grand-chose au-delà du statut d’objet, dans sa plus triviale fonctionnalité.
Et je dis bien « fonctionnalité » et pas « utilité », ni « nécessité » ; la nuance est de taille. Car les médialabs, les « vrais » (on le verra plus loin avec l’exemple du MIT) n’ont de cesse que d’inventer des objets, mais d’abord inventer (ce qui est rare), et ensuite des objets à nécessité ou utilité sociale. C’est ca, le lien entre art, science et politique : l’art pour la représentation du monde et la création, la science pour l’invention et la fabrication, le politique pour la nécessité.
Quid alors de lieux dits « labs » qui s’enregistrent comme des « laboratoires », « d’innovation », « technologique », à portée « citoyenne » ?
4 mots qui, je crois, excèdent largement ce que sont ces « labs » ; peut être justement parce que ce qui s’y déploie et s’y échange c’est d’abord du désir (entre autres d’être ce que l’on n’est pas ; c’est une des conditions du désir) ; et c’est ensuite du discours (le discours n’ayant pas pour fonction de construire le monde, ni même de le représenter, mais juste de le nommer et, ce faisant, de faire fonctionner la pensée).

Quant à l’idée, c’est que les labs sont tendus entre deux idéaux, apparemment irréconciliables : L’idéal du bazar, à l’aspect émancipateur ; et l’idéal de la cathédrale, à l’aspect normatif.
Le bazar dans son fatras magnifique, la cathédrale dans sa splendeur rigoureuse.
Le bricolage des objets au bazar, l’érection monumentale de la cathédrale.
De la micro-informatique au réseau.

A l’idéal du bazar s’adosse une pédagogie de l’autonomie, à celui de a cathédrale une pédagogie de l’éducation.
Reste que ce qui se passe (et la manière dont ca se passe) dans ces espaces du multimédia dit « labs » tient des ces deux idéaux, joue de la tension de l’un à l’autre, selon que l’on se trouve en présence d’un artiste dont on va produire les conditions de l’autonomie, ou d’un usager que l’on va éduquer.

De ce qui est tension, on a tôt fait de glisser vers l’injonction paradoxale. Caricature de ce glissement, les termes mêmes employés dans la revue MCD sur les « labs » pour en décrire les idéaux :
« Recherche-action collective sur les situations de savoirs partagés entre pairs, l’auto-organisation des connaissances et le tâtonnement pédagogique qui émergent dans ces espaces intermédiaires où dialoguent création et culture numérique ».

Mais de quoi s’agit-il !?
Retour à la source (open ?)….

Oublions un instant la propension à nous distinguer de nos contemporains par les adjectifs « nouveau », « original », « singulier » ou « atypique » qui accompagnent systématiquement ou presque nos projets et nos prétentions. Pour une fois, honneur à nos prédécesseurs, dont nous sommes les lointains héritiers.

Quelques références :

Le premier médialab (avec une minuscule) créé au monde et en portant le nom est le Media Lab (avec deux majuscules) du MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge (ville voisine de Boston/USA, et Institut attenant de la célèbre Harvard University).
Il a été fondé par Nicholas Negroponte informaticien américain d’origine grecque. C’était en 1985, avec pour projet de combiner invention créatrice et avenir numérique, un lieu où « l’avenir est vécu » et où l’apprentissage est conçu par l’action et la fabrication.

A mon sens, la première des innovations du Media Lab sera la conception et la construction architecturale et de design du bâtiment dans lequel va s’installer le MediaLab du MIT (n’oublions pas que le MIT est constitué de 5 écoles : architecture et planification ; ingénierie ; sciences sociales, humaines et arts ; management ; sciences –cf biologie, chimie, sciences de la terre, mathématiques, sciences physiques).

Conçu par l’architecte Leoh Ming Pei (plus connu en France pour sa pyramide du Louvre), et le Machine Group Architecture du MIT, le bâtiment se présente comme un « jardin informatique ouvert », à la fois par les qualités de transparence extérieure et intérieure du bâti, par le fait que les espaces de travail sont liés de passerelles et de jardins intérieurs à l’image d’une représentation en réseau, à la fois par la technologie numérique et les réseaux ouverts omniprésents et accessibles. Mais aussi, la conception intérieure du bâtiment, son aménagement et son design invitent à la création et à la qualité des relations humaines : tous les espaces sont collectifs, ouverts, visibles et accessibles ; tous contiennent des montagnes d’objets (légos, tissus, machines, matériaux divers..) qui invitent au bricolage et à la créativité.
Donc, pas d’amphithéâtres, pas de salles de cours, pas de bureaux ; seulement des jardins, des salons, des ateliers.

Le MediaLab comprend aussi un « laboratoire de l’électronique grand public » où chacun peut venir construire, inventer, fabriquer ; une crèche où les artistes et chercheurs viennent inventer avec les bébés et les enfants ; et les enfants des écoles participent aux travaux du laboratoire « pensez les choses, la vie numérique » (c’est grâce a cette collaboration avec des enfants qu’est née la première voiture autonome -la voiture qui marche à l’air- en 2002 ; ou qu’est en train de se finaliser le tissus dont la couleur réagit aux humeurs).

Quelques photos sur :
https://picasaweb.google.com/117174573135278867436/MediaLabMITCDuport?authkey=Gv1sRgCP6l17rKxtCrag&feat=email

Le MediaLab à pour double objectif de « cultiver en faisant », et de « développer les technologies qui permettent aux gens de tous âges, de toutes les conditions sociales, dans toutes les sociétés, de concevoir et inventer de nouvelles possibilités pour eux-mêmes et leurs communautés ».

Quelques creations du Media Lab qui nous rappellent de bons souvenirs :

Y ont été conçues et développées des inventions aussi diverses que :
-  le réseau sans fil,
-  la guitar-hero,
-  le G-speak (vu pour la première fois manipulé par Tom Cruise dans minority report),
-  la karaoké-on-demand-machine…

Mais aussi l’impression en 3D, un système électronique de communication avec les personnes autistes, un langage de programmation pour enfants (scratch programming), la prothèse de mémoire (pour les personnes atteintes d’Alzheimer ou autre affectations de la mémoire), la cartographie open-source, l’aspen movie map (ancêtre de goggle earth), la télévision numérique, l’hologramme synthétique, etc.

Aujourd’hui, le MediaLab développe particulièrement ses recherches vers l’expérience humaine, émotionnelle et sensible, le développement des capacités physiques, intellectuelles et psychologiques ; leur dématérialisation et leur augmentation.

Après avoir fêté ses 25 premières années, le projet annoncé par le Media Lab pour les 25 prochaines années est : « être un environnement de recherche dissident qui encourage les chercheurs et les artistes à répondre aux questions que personne n’a pensé leur poser ».

Peut être est-ce là l’essentiel à retenir pour prétendre en être (un médialab) ?

De Boston à Paris

Dans la directe filiation du MediaLab du MIT, le medialab de Sciences Po. Paris (qui a opté pour le même nom, mais en minuscules), créé en 2008, tient à la fois de la production intellectuelle et matérielle d’innovations technologiques ; à la fois du laboratoire social. Il affirme son originalité dans sa contribution au renouvellement de la recherche, notamment en sciences humaines et sociales ; mais il reste résolument un « laboratoire de moyens numériques », travaillant dans 3 champs d’investigation :

Du côté de l’innovation technologique, on y développe des objets de design, des médias, des programmes et des outils numériques en lien avec des travaux artistiques (cf Samuel Bianchini, que nous avons accueilli à ZINC dans le cadre du RIAM, et qui développe au médialab ses réalisations artistiques ou de recherche scientifique).
Dans ce domaine, le médialab participe au développement d’outils et de méthodes de recherche en sciences humaines et sociale les méthodes de recherche en sciences sociales, avec l’objectif de faciliter les échanges entre les sciences humaines et sociales et les acteurs sociaux (voir sur http://www.medialab.sciences-po.fr/index.php?page=projects)

Du côté de la diffusion des savoirs, le médialab développe des outils numériques qui permettent l’accession aux ressources, aux données, leur publication ; mais aussi –et en amont- participent d’une ré-analyse des savoirs.

Du coté de l’innovation sociale, le médialab s’intéresse aux controverses sociales, scientifiques et politiques et propose de les mener vers le grand public en les éditant, publiant et diffusant par d’autres formes que celles de l’écriture classique.

Ce projet est nommé « cartographie des controverses » : http://medialab.sciences-po.fr/controversies/. On s’y intéresse à des sujets aussi variés que l’addiction aux jeux vidéos, l’extinction des mammouths, les mères porteuses, la télé pour les bébés ou la consommation de cannabis ; bref, des sujets de société susceptibles d’intéresser tout un chacun, mais sur lesquels les savoirs, les données autant que les débats sont difficiles d’accès et de compréhension, sauf à s’avaler les montagnes de rapports scientifiques, des textes de lois ou de débats politiques.
Ici, ces controverses sont étudiées, analysées, puis re-présentées sous des formes qui amènent le public à connaître et se forger une opinion raisonnée. Aussi, chaque « cartographie » est différente, puisque chaque sujet requiert des données et matériaux différents ; le tout étant travaillé et réalisé avec le médialab, des étudiants de sciences Po et d’autres grandes écoles, et des publics (le terme public étant entendu ici comme « des gens investis dans ces causes publiques »).

Quelques exemples probants, que je vous invite à découvrir :

Le Louvre à Abou Dhabi, qui répond aux questions : qu’est-ce qu’un musée ? Quel est son public ? peut-on créer un autre Louvre ? Pourquoi Abou Dhabi ? Comment se fera le choix des œuvres prêtées ? Et pour combien de temps ? Ce musée a-t-il des répercussions dans d’autres domaines ?
http://ionesco.sciences-po.fr/com/2007/groupe12/wordpress/

La loi adopi est-elle efficace et applicable ? sans doute trouverons-nous dans cette controverse des éléments de réflexion et d’argumentation
http://medialab.sciences-po.fr/controversies/2010/Hadopi1/demarche.html

A qui appartient l’arctique ? l’Arctique est un territoire pour partie sur les domaines du Canada, des États-Unis (Alaska), du Danemark (par le Groenland), de la Russie et de la Norvège ; plus une zone non territoriale, protégée, que le monde entier s’arrache afin de pouvoir en extraire les ressources, notamment en pétrole, à l’heure du réchauffement climatique. Cette controverse analyse les enjeux de ce partage territorial et de son appropriation.
http://ionesco.sciences-po.fr/scube2009/arctique/

La décroissance est elle inévitable ? Sans commentaires, le titre se suffit ; et cette cartographie est –de mon point de vue- une des plus géniales et intéressantes.
http://medialab.sciences-po.fr/controversies/2011/scube/decroissance/

Vers une intégration des usagers de drogues : entre santé, ordre public, réduction des risques et protection, quels éléments constituent l’interdiction en France des salles d’injection et de consommation pour usagers de drogues
http://medialab.sciences-po.fr/controversies/2011/ecole_com/centres_injection/index.php/

A travers ce travail de cartographie des controverses, alimenté de nouveaux travaux et de nouvelles productions chaque année, le médialab s’affirme comme un laboratoire d’innovation sociale, en donnant au grand public les moyens et les outils de compréhension des problèmes politiques, économiques, écologiques et sociales, et donc de (se) constituer en cause publique.